Le sonnet - reproduit ci-dessous - ne respecte pas les règles dites classiques. Pour quelles raisons ?
• Les rimes du second quatrain sont toutes féminines, au lieu que soit pratiquée l’alternance masculin / féminin ;
• Le vers 8 n’est pas un alexandrin, ni classique, ni romantique. Pour être un alexandrin classique, il devrait se diviser en deux hémistiches, la fin du premier marquée par un accent tonique sur la syllabe six, ce qui n’est pas le cas, cet accent étant porté par la syllabe sept ; remarquer de plus que la césure sépare l’article de son nom (la // bile), ce qui est une anomalie du point de vue classique : les groupes ne devraient pas être séparés. Structure rythmique de ce vers (accents toniques en gras) : « D’une aube absente, où la bile enfin broie son foie ! », soit 4/3/3/2. Ici, l’effet rythmique tient au fait que chaque partie décroît d’une syllabe :
4 -> 3, puis 3 - >2. Rien n’empêche d’explorer des cas autres que 6/6 (classique) et 4/4/4 (romantique).
Pour ce qui est de ce fameux « e » élidé, muet, caduque, tout ce qu’on veut : la règle édictée provient du fait que du temps de Malherbes, cette voyelle se prononçait, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, raison pour laquelle je ne l’applique généralement pas. Sinon, il faudrait chaque fois compter une syllabe en sa présence (et bien sûr la prononcer en toute cohérence), où que ce soit dans le vers, pas uniquement à l’hémistiche, et dans tous les vers autres qu’alexandrins. Il faudrait aussi prêter attention à sa présence dans certains mots comme "éternuement" lequel aujourd'hui ne compte que quatre syllabes et non cinq. Rien n'empêche de renouer de temps à autre avec cet archaïsme si cela nous chante bien à l'oreille... Pour quel motif réduire sa boite à outils ?
Examinons l’ensemble, sachant qu’une part d’arbitraire subsiste dans le choix des accents toniques à marquer.
Achève-moi ! Fous-moi du plomb dans la cervelle !
Que je ne pense plus et ne sente plus rien ;
Achève ton ouvrage, idiote et criminelle !
Abats celui qui refusa d’être ton chien !
O ! Que je dorme, dorme, et jamais ne m’éveille
D’une sommeil dénué de rêves et de joie,
Que nul cauchemar trouble, ôtée soit la merveille
D’une aube absente, où la bile enfin broie son foie !
Tourne une fois encor le couteau dans la plaie
Que le cœur soit enfin de part en part percé,
Ne boive plus le lait à tes mammes de laie !
Dans le miroir du souvenir, ne vit Persé
Ta face de Gorgone, et quand tomba ton masque,
Soudain se gélifia devant ton néant flasque.
4/2 // 2/4 (classique)
6 // 3/3 (classique)
2/4 // 2/4 (classique)
4/4/4 (romantique)
1/3/2 // 3/3 (classique)
3/3 // 2/4 (classique)
2/4 // 2/4 (classique)
4/3/3/2 ( ?)
1/5 // 3/3 (classique)
3/3 // 4/2 (classique)
2/4 // 3/3 (classique)
4/4/4 (romantique)
2/4 // 2/4 (classique)
2/4 // 2/4 (classique)
Le rythme, c’est donc jouer avec les symétries de la répartition des accents toniques. Plus le mètre est long (12, 14, 16), plus les combinaisons sont variées. L’effet d’écho de la rime s’estompe alors, il faut jouer avec d’autres choses : le rythme certes, les assonances et allitérations, rimes internes, et porter encore plus son attention sur ce qu’on néglige souvent, la phonétique : comment se répondent et s’enchaînent labiales, palatales, dentales, sifflantes et tutti quanti.
Un vers isolé devrait déjà, à lui tout seul, être beau, donc : aucun effet de rime en ce cas. Conséquence : un poème sans rime peut fort bien être réussi. Si la rime vient, tant mieux, sinon : ne pas être obsédé par elle. Mieux vaut une bonne absence qu’une présence forcée.
La distribution des rimes
abab cdcd efe fgg
correspond au sonnet shakespearien, lequel se compose de trois quatrains (rimes alternées) et un distique :
abab cdcd efef gg
Pour les rimes embrassées, Shakespeare pratiquait
abba cddc effe gg
soit donc dans la répartition usuelle :
abba cddc eff egg
En fait, chacun pratiquait ce qui lui passait par la tête, donc : pas de dogme. Une seule règle : si ça marche, c’est bon.
Si on a envie de trouver pour quelles raisons ça marche, alors on analyse. Quand on a trouvé quelques raisons - bricolages -, ça aide. Mais de là à pondre un canon... gasp !
- 12/04/2013 -